Dragons et Sangliers
S’il y a bien un bon côté au fait d’avoir endossé le rôle de professeur, c’est les collègues. On ne va pas se mentir, les voyages me manquent terriblement, mes recherches également, les nouvelles rencontres toutes plus improbables les unes que les autres d’autant plus, mais le simple fait de croiser certains confrères au détour d’un couloir me fait pétiller pour le reste de la journée.
Je ne m’en étais pas rendu compte alors que je parcourais le monde, mais avoir la possibilité d’être proche de certaines personnes sur le long terme, d’entretenir le lien, ça me faisait terriblement défaut jusqu’alors.
Et aujourd’hui, c’est avec une impatience non dissimulée à l’idée de rejoindre Abby pour un petit verre bien mérité, que j’attends que la journée de cours se termine.
Une bièraubeurre et une partie de carte, voilà qui permettra de commencer le week-end en beauté. Le rendez-vous a été fixé la veille, entre deux cafés dans la salle des professeurs, aux Trois Balais à la fin des cours. Mais j’ai bien peur qu’un événement imprévu ne mette à mal notre projet.
Parce qu’il y a cette excitation qui règne en classe aujourd’hui, ces petits fourmillements qui chatouillent le ventre, cette impatience euphorique qui plane au-dessus de mes étudiants. Et pourtant, je viens de leur donner un devoir qui s’annonce laborieux. Même ça, ça n’entache pas leur enthousiasme. Curieux, je laisse traîner une oreille alors qu’ils remballent leurs affaires avant la pause de l’après-midi. Ils jubilent d’avance à la simple idée de la fête de ce soir, à l’évocation de ce rassemblement massif de jeunes sorciers aux Trois Balais. Le bar va se retrouver submergé de monde en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire et je ne doute pas que les places assises vont se faire rare, si ce n’est inexistantes. Ce n’est pas que l’idée d’un bain de foule me déplaise, mais entouré de tous ces jeunes complètement cuits, il ne me faudra pas un demi-verre avant de rouler sous la table, et j’aimerais bien éviter que certains de mes étudiants en soient témoins.
J’attrape un petit carré de parchemin qui traîne sur la table d’un de mes élèves et l’effleure de la pointe de ma baguette. Des dessins maladroits se déposent à la surface du papier. Une carte à jouer passant par les As des quatre couleurs laisse sa place à deux pintes qui s’entrechoquent, qui s’estompent à leur tour pour dévoiler une tête de sanglier qui cligne de l'œil d’un air joueur. Je regarde un instant les images qui tournent en boucle avant de donner un nouveau coup de baguette sur mon petit mot. Le papier se plie savamment jusqu’à prendre la forme d’un petit dragon, sur les ailes duquel je griffonne de mon écriture penchée “Soirée étudiante aux Trois Balais ce soir. Plan B”
J’ai juste le temps d’ouvrir ma fenêtre et d’y envoyer mon dragon de papier, que les premiers élèves du cours suivant prennent place à leurs tables. Je ne doute pas une seule seconde que mon messager atteindra sa cible, mais j’aurais juste voulu voir sa réaction d’Abby face à ce coursier inattendu qui, je l’espère, ne fera pas tomber un élève de son balais en volant jusqu’à son destinataire.
Dès les cours terminés je remballe mes affaires et quitte les lieux avec presque autant de précipitation que mes étudiants. D’ailleurs, personne n’est dupe, nous prenons tous plus ou moins le même chemin, jusqu’à ce que nos routes ne divergent, la leur vers les Trois Balais qui est déjà étonnement bruyant vu l’heure, et la mienne vers la Tête de Sanglier, encore loin de son heure de pointe.
Je m’accoude au comptoir et commence à discuter joyeusement avec le barman en attendant que mon acolyte ne passe la porte.